Zayn avait encore 17 ans l’été avant son entrée à l’université. Il habitait au 17 rue du Pont Geignant, au quatrième étage, seul depuis ses 16 ans. Il avait quitté l’orphelinat de la RATP, la fameuse entreprise du métro parisien, un an plus tôt, puis il avait travaillé comme serveur à mi-temps après les cours pour se payer son appartement tout en terminant sa dernière année de lycée. Son studio parisien lui suffisait largement : c’était un petit trente mètres carrés, joliment agencé et surtout confortable.
Quand il y repensait, Zayn avait toujours préféré la solitude. Il n’avait que peu d’amis, principalement des connaissances, et il avait rapidement coupé les ponts avec les autres gamins de l’orphelinat, persuadé que ceux-ci ne comprendraient jamais vraiment son besoin de rester seul et de méditer sur le sens des choses, sur le mystère de la vie, sur ce qu’il voulait entreprendre dans le futur. Ce côté solitaire, il le tenait peut-être du fait qu’il ne connaissait pas ses parents. Par deux fois, il avait été placé en famille d’accueil, et par deux fois, il était retourné à l’orphelinat de la RATP.
Sa première famille d’accueil l’avait rapidement renvoyé à l’orphelinat car elle ne supportait pas son silence. Quant à la deuxième, c’était lui-même qui avait provoqué son retour, jouant l’enfant autiste, s’enfermant dans sa chambre toute la journée et refusant d’en sortir. Tout était prémédité ; ces épisodes de sa vie étaient une partie d’échecs contre un monde qu’il rejetait. Il avait calculé, planifié, et décidé de rester à l’orphelinat jusqu’à ses seize ans, puis de trouver un travail et un appartement pour enfin profiter de la solitude. Les week-ends, il avait distribué des flyers à la sortie des bouches de métro afin de financer son ordinateur et son téléphone portable. Il lui arrivait même de donner des cours particuliers de mathématiques et de physique à des collégiens, afin d'arrondir ses fins de mois difficiles.
Pour faire court, Zayn menait une petite vie tranquille bien que frugale. Cette année, il s’apprêtait à entrer à l’université pour la première fois, en licence d’économie et gestion d’entreprise. Il avait choisi la voie de la facilité après un baccalauréat scientifique, durant lequel il avait travaillé d'arrache-pied en sciences pour obtenir son diplôme. Les conseillères d’orientation de son lycée et de l’orphelinat l’avaient toutes deux dirigé vers la voie de l’ingénierie et des études scientifiques, mais il avait préféré, contre toute attente, emprunter un chemin plus tranquille qui lui permettrait d’avoir plus de temps libre. L’université était le moment où un jeune adulte entamait sa course vers un diplôme professionnalisant, mais cela marquait aussi l’âge de la liberté, l’âge d’or de la vie selon beaucoup de jeunes.
Il ne voulait pas passer à côté de cette période en s’enfermant pour étudier dans l’optique d’obtenir un diplôme qui le conduirait finalement à travailler derrière un bureau jusqu’à la fin de ses jours. Non, il voulait profiter de ce passage de la vie dont beaucoup gardent de très bons souvenirs. Ce n’était pas pour goûter à la vie nocturne ni pour "faire la fête" qu’il avait envie de passer à l’âge adulte, mais pour satisfaire sa grande curiosité à l’égard de ce monde moderne dans lequel il évoluait : les réseaux sociaux, les start-ups, les avancées scientifiques en matière d’écologie, les nouvelles méthodes de marketing et la compréhension de la géopolitique. Un concept qui était apparu il y a dix ans, par exemple, le fascinait : le vlog. Rendre publique une partie de sa vie privée et partager ses passions et sa vision du monde.
Bien sûr, il était beaucoup trop introverti pour oser un jour en filmer un, mais les regarder sur le net le fascinait toujours. Il y avait aujourd’hui en 2022 des vlogs pour tous les goûts : cuisine, voyage, sport, monde du travail, nature, mode, ou simplement des vlogs pour parler de sa vie personnelle.
Sa dernière année de lycée avait été un peu difficile pour lui car, pour une raison qu’il ignorait, son corps avait cessé de « grandir », pour reprendre les termes enfantins de Zayn. Il avait pris quelques centimètres, mais sa voix n’avait pas mué comme celle de ses camarades de classe, ses traits étaient restés juvéniles, son visage n’avait pas pris un seul centimètre de barbe, et son corps s’était musclé sans qu’il ne fasse d’activité sportive. Cela lui avait valu plusieurs moqueries, on le traitait d’alien. Zayn avait beau s’inquiéter, les médecins n'arrivaient pas à expliquer pourquoi son organisme s’était figé de cette manière. La plupart des adolescents prenaient de la barbe à l’âge de seize ans et avaient un visage parsemé de boutons, mais pas Zayn. Il semblerait, d’après le dernier médecin généraliste, que bien que sa transformation physique soit spectaculaire, il était possible que, pour des raisons hormonales, le corps d’une personne de son âge puisse se figer à ce stade, entre l’adolescence et l’âge adulte. Cela ne devrait pas durer longtemps, et la croissance normale devrait reprendre après ses vingt-et-un ans, enfin, peut-être… On n’est jamais sûr de rien pour une consultation à vingt-trois euros.
Lorsqu’il était plus jeune, il s’était très tôt fait respecter par les brutes de son orphelinat. La musculature de son corps avait toujours été un peu plus développée que celle des jeunes de son âge, au point où il faisait taire ceux qui avaient jusqu’à deux ou trois ans de plus que lui. Il avait eu des moments difficiles, comme celui où un jour certains enfants s’étaient mis d’accord pour lui percer tous ses caleçons, ou encore quand on lui avait volé ses chaussures le matin juste avant la rentrée des classes, le contraignant à rester à l’orphelinat pieds nus. La vie n’avait pas toujours été rose, mais il avait su supporter ces moments difficiles et s’en était servi pour se forger une personnalité forte avec un très grand sens de la morale. Il ne supportait pas qu’on s’en prenne aux faibles, ou tout simplement d’assister à une scène injuste. Cela lui avait souvent valu des problèmes, mais il ne l'avait jamais regretté : justice devait toujours être rendue.
Aujourd’hui, son seul ami était Antoine, qu’il voyait lors de ses heures de service au café de La Couronne, en plein boulevard Haussmann à Paris. Certes, son petit studio ne comportait qu’une seule pièce, mais c’était largement suffisant pour recevoir une ou deux personnes quand il le devait, pour maintenir les apparences. Il ne devait pas passer pour un reclus aux yeux des autres, cela ne pouvait que lui attirer des ennuis, et des ennuis, il n’en voulait pas. Tout ce qui pouvait menacer sa solitude, Zayn le voyait d’un mauvais œil. C’est pour cette raison qu’il continuait à distribuer des flyers les week-ends pour pouvoir payer sa taxe d’habitation à temps. C’est également pour cette raison qu’il faisait ses déclarations d’impôts dès que possible, et c’est également pour cette raison qu’aujourd’hui il ne pouvait s’empêcher de fixer la vitre en repensant à la silhouette aperçue la nuit passée.
Il était impossible qu’un cambrioleur escalade quatre étages sans appui, or le mur de son immeuble n’en possédait pas. Zayn était sûr qu’il ne s’agissait pas d’un rêve et qu’il avait bien vu une silhouette flottant dans les airs, près de sa vitre. Cette rencontre nocturne tombait le jour de sa préparation aux entretiens pour entrer à la très renommée université Dauphine, le Graal pour un étudiant souhaitant s’inscrire en licence d’économie et gestion d’entreprise. La banque avait accepté de financer ses études moyennant un prêt remboursable après la fin de celles-ci. Aujourd’hui, Zayn n’arrivait pas à se concentrer, son attention revenant sans cesse vers la vitre en face de son lit. Des tas de bouquins sur les sciences économiques jonchaient le sol, parmi eux on pouvait lire « L’économie pour les nuls », « Comprendre l’économie en 12 heures » et bien d’autres titres. Il avait dévalisé la bibliothèque municipale afin de préparer ses admissions pour l’université.
Zayn faisait les cent pas à l’intérieur de son appartement, passant en revue l’ensemble de ses connaissances en sciences économiques. Il devait être prêt à répondre à n’importe quelle question sur les derniers faits économiques, connaître l’actualité des grands pays européens, américains et asiatiques, ainsi que celle des pays émergents. Zayn le savait, il en faisait trop, mais il ne pouvait s’empêcher de glaner un maximum d’informations afin d’être prêt le lundi suivant pour l’admission à Dauphine.
Le studio de Zayn était un simple 25 mètres carrés avec un parquet en bois sombre, une porte à double loquet, une kitchenette, un petit frigo, une machine à laver, un bureau en face de la fenêtre qui donnait sur le boulevard, et un lit qui trônait au milieu de la chambre. Son lit était son endroit préféré sur terre. Il ne l’échangerait pour rien au monde, ni lui, ni son parquet en bois sombre qui continuait à grincer sous ses cent pas. Il n’y avait pas de télévision chez Zayn, il était de ces jeunes qui se servent de leur ordinateur pour « tout faire ».
Le soir, il aimait s’allonger sur son lit et bouquiner sur son smartphone. Très jeune, il avait pris goût pour la littérature et avait dévoré avec appétit les œuvres de Molière, Voltaire, Diderot, Rousseau, Victor Hugo, et l’ensemble des grands auteurs de la littérature française. Son téléphone était pour lui une échappatoire à la monotonie des jours sans fin de l’été. C’était ainsi qu’il percevait ces moments passés allongé sur le ventre, lisant sur son téléphone, une fenêtre ouverte sur des mondes faits de mots et de figures de style. Zayn aimait profondément la lecture.
Son téléphone sonna pour la quatrième fois de la journée, avec un numéro commençant par zéro neuf. Zayn le savait depuis qu’il avait acquis son téléphone, pour la modique somme de deux cents euros : il ne fallait pas répondre aux numéros commençant par zéro neuf et zéro soixante-dix-sept, c’était généralement des télévendeurs cherchant à marketer leurs produits et à vendre des forfaits de téléphone ou des contrats d’énergie à moindre coût. Mais cette fois-ci, cela faisait quatre fois que le même numéro rappelait en moins de deux heures. Zayn décida de répondre :
— Allô, bonjour, Zayn Mistrot à l’appareil. Que puis-je faire pour vous aider ?
— Allô, Zayn, enfin… L’intonation de la femme désarçonna Zayn, qui fronça les sourcils. Nous avons cherché à vous joindre toute la journée.
Le ton amical de la voix mit Zayn mal à l’aise, il ne pouvait pas raccrocher au nez de la personne, elle était beaucoup trop gentille. Il fallait l’écouter jusqu’au bout.
— Zayn, je vous appelle afin de vous annoncer une nouvelle sans précédent. Nous avons des raisons de penser que vous avez les capacités pour rejoindre notre école…
Le cœur de Zayn fit un bond, il allait peut-être passer un entretien pour une admission sans être préparé.
— … Nous sommes une école très spéciale pour des gens spéciaux, continua la dame. Avez-vous une heure à nous accorder la semaine prochaine ?
— Qu’entendez-vous par « gens spéciaux » ? demanda Zayn, ne pouvant s’empêcher.
La voix se tut, puis après un moment, elle ajouta :
— Je pense qu’il vaudrait mieux que nous nous rencontrions pour en discuter… Vous verrez, vous ne le regretterez pas. La rentrée scolaire est dans moins d’un mois, je pense qu’il vaudrait mieux qu’on se voie rapidement.
— Je suis désolé, madame, mais il m’est difficile de vous donner mon accord si vous ne me dites pas d’abord de quoi il s’agit. Est-ce une école d’ingénieurs ou une école de management ? J’aimerais bien savoir si vous comptez…
— C’est une école de magie, coupa brusquement la dame.
Zayn sourit puis se laissa tomber sur le lit. C’était un canular, il en était sûr.
— Voyez-vous ça, une école de magie, dit-il en regrettant aussitôt son ton cynique.
— Oui, tout à fait, et pas n’importe laquelle, l’une des plus prestigieuses ! Écoutez, nous devons nous rencontrer pour discuter de votre admission.
Zayn continua de sourire. Il n’était plus aussi sûr que c’était un canular, peut-être avait-il affaire à ces sociétés qui emploient des pseudo-voyantes prétendant pouvoir prédire l’avenir et repousser les mauvais esprits. Il décida de couper court à la conversation et de raccrocher.
— Je suis désolé, madame, mais je vais devoir raccrocher : la magie n’existe pas…
— Attendez ! Je…
— Au revoir.
Zayn resta allongé longuement sur son lit et soupira en fixant ses volets. La seule chose à laquelle il était capable de penser était son incapacité à se concentrer sur Dauphine et à se préparer convenablement à son entretien de lundi. Il saisit son téléphone et le fixa longuement, hésitant à appeler Antoine. Il pesa le pour et le contre : rester ici à faire les cent pas ou décider de s’accorder une pause et filer au boulevard Haussmann rejoindre son ami. Le choix était vite fait, il décida d’une série de coups de pouce sur son téléphone d’appeler Antoine.
— Allô Antoine ! C’est Zayn, comment ça va ?
— Zayn ! C’est toujours un plaisir de t’avoir, mon pote. Alors, tu racontes quoi de beau ?
— Écoute, est-ce que ça te dit qu’on se prenne un bon café à La Couronne ?
— Bien sûr, passe me voir dans une heure, normalement j’aurai fini mon service d’ici là.
Zayn sourit et se leva d’un bond :
— Parfait ! Ça me laisse juste le temps de m’habiller et de te rejoindre.
Il avait parcouru le trajet de la rue du Pont Geignant au boulevard Haussmann pendant toute une année, pourtant, il ne s’était jamais lassé de faire la route. Il fallait qu’il roule 10 minutes en vélo, puis prenne la ligne 9 pour enfin arriver en plein boulevard Haussmann. Le café de La Couronne était en plein milieu du boulevard, sur le toit d’un immeuble. Une fois arrivé, Zayn s’installa à sa table habituelle, en face des baies vitrées qui donnaient sur Paris. Au loin, on pouvait apercevoir la tour Eiffel et l’arc de triomphe. Antoine arriva dix minutes plus tard avec deux cafés allongés et des biscuits à la vanille, avec du sucre empaqueté aux couleurs de l’enseigne : le vert et le bleu ciel, avec une jolie couronne en guise de « o » dans le logo du café.
— Alors, qu’est-ce que tu racontes de beau ? Tu ne m’as toujours pas dit…
Zayn sourit, prit sa tasse entre les mains et avala une petite gorgée. Il laissa le café descendre le long de sa gorge et se délecta de la légère sensation de brûlure tout au long du trajet. Il répondit à son ami :
— J’essaie de préparer mon admission à Dauphine. J’ai tout ce qu’il faut dans la tête, mais je ne peux pas m’empêcher de réviser mes cours. Il y a un examen écrit et un oral par la suite.
— Je vois, je suis sûr que tu vas réussir, mon ami. Tu reviens quand à La Couronne ? Je me sens seul ici sans toi.
Antoine fit la moue, puis éclata de rire en lui mettant un coup de pied. Zayn ne put s’empêcher d’éclater de rire à son tour, puis il finit par se reprendre et rétorqua :
— Si tout se passe bien, je reviendrai en septembre avec la rentrée. Je démarre mes cours à l’université en septembre, et je reprends le travail ici avec vous au café en même temps.
— Est-ce que tu sors un peu de chez toi ?
— Pour te dire toute la vérité, oui, j’alterne entre la bibliothèque et l’appartement. Mais ça revient à être enfermé la plupart du temps. Donc au final, je ne « sors » pas vraiment.
Zayn s’arrêta et fronça les sourcils un instant, puis il se décida :
— Il m’arrive des choses bizarres depuis hier. Je me suis réveillé en plein milieu de la nuit et j’ai vu un homme à la vitre, à quatre étages du sol. Je suis sûr de ce que j’ai vu, j’ai peur que ce soit un cambrioleur, bien que je n’aie aucune idée de comment il s’y est pris pour escalader quatre étages. Puis pour finir, je me fais harceler par une voyante au téléphone.
— Un cambrioleur et une voyante… Tu es sûr que tu n’as pas juste rêvé ?
— Je suis sûr d’avoir vu quelqu’un à la fenêtre, le problème, c’est qu’on aurait dit qu’il flottait. Je pense que si c’était un cambrioleur, il devait avoir une corde en rappel depuis le toit. C’est la seule explication.
— Et la voyante ?
Zayn mit la main dans sa poche et sortit son téléphone. Le numéro au zéro neuf l’avait appelé six fois de plus depuis le début de l’après-midi.
— Elle m’a harcelé toute la journée, ils essaient de vendre une soi-disant école de magie pour les gens spéciaux.
— Tu n’as qu’à bloquer le numéro.
— Très bonne idée.
Zayn entreprit aussitôt de bloquer le numéro, puis il reposa le téléphone sur la table et fixa le ciel parisien. Antoine l’imita.
— Tu devrais appeler la police en rentrant, on n’est jamais sûr de rien de nos jours. Paris est une belle ville, mais elle reste dangereuse. Même si tu habites en plein centre du soixante-quinze, et que tu n’as rien à craindre, il vaut mieux être prudent.
— Oui, je pense que je vais faire ça, j’ai la tête prise avec mes admissions, mais il ne faut pas négliger ce genre de choses. Surtout que c’est la première fois que cela m’arrive. Il ne faut rien laisser au hasard.
Antoine se retourna pour contempler le café et déclara :
— C’est clairement le meilleur endroit de Paris.
— Clairement, répondit Zayn en souriant à pleines dents.
Le café de La Couronne était un établissement respectable situé sur le toit d’un immeuble haussmannien en plein cœur de Paris, un rooftop. Les couleurs du café étaient le bleu ciel et le vert. Zayn ne pouvait s’empêcher d’admirer le marbre au sol à chaque fois qu’il franchissait l’entrée. La Couronne était un café de luxe où la tasse de café se vendait à dix euros. Le client payait pour le cadre et la qualité du café, importé d’Amérique latine. La terrasse du café offrait une vue panoramique sur Paris et faisait du lieu une référence touristique de premier choix. Le café avait le luxe de se permettre deux niveaux sur le toit de l’immeuble, avec une balustrade à l’entrée de la terrasse, sur laquelle des sofas étaient aménagés avec des tables basses dotées chacune de confortables sièges.
Zayn y travaillait depuis maintenant un an, chaque jour après les cours. Il aimait cet endroit, même s’il préférait être chez lui. Cet après-midi, le ciel de Paris offrait une nuance de bleu, de rose et d’orange époustouflante. Le soleil continuait sa course vers l’horizon, et les toits des immeubles reflétaient les éclats de l’astre couchant. Les passants, habillés aux couleurs de l’été, s’affairaient autour des tables des cafés et des magasins, ouvrant leurs portes aux nuées de touristes. Toute l’atmosphère des quartiers avoisinants appelait à la détente, à se laisser aller au gré des klaxons au loin, rythmés par une symphonie insaisissable. Et pourtant, Zayn ne se laissait pas totalement aller, son esprit ne pouvait s’empêcher d’alterner entre les différents événements passés et à venir. C’est en s’arrachant avec peine à la vue de Paris qu’il renchérit :
— Dans deux jours, je vais jouer mon avenir sur une feuille A4. Toi, reprendre les études, ça ne t’intéresse pas ?
Antoine bâilla, puis répondit avec nonchalance :
— Les études… Ce n’est pas fait pour moi : les amphithéâtres bondés, les devoirs et les révisions, les professeurs divaguant autour d’un tableau sur des concepts qui échappent aux deux tiers de la salle… Non, je préfère travailler.
Zayn hésita un instant, puis décida de profiter de l’occasion pour porter un coup d’estoc à son camarade dans l’espoir de lui ouvrir les yeux :
— Sur le long terme, tu te vois ouvrir ton propre établissement ? Pas forcément un café, ça peut être un restaurant ou même un fast-food.
Antoine sourit malicieusement, puis renvoya la balle :
— Ah ! Tu t’y remets encore ? Non, Zayn, l’entrepreneuriat ne m’intéresse pas. La vie est un long fleuve tranquille, pourquoi se précipiter vers des hauteurs inaccessibles ? Les cimes des plus belles montagnes ne sont agréables à admirer que de loin, les pratiquer ne s’avérera qu'être dangereux, rien de plus.
— J’abandonne, rétorqua Zayn en rigolant. Fais comme tu le souhaites. Je reviens, je vais aux toilettes.
Zayn se leva lentement, profitant une dernière fois des derniers éclats du crépuscule, puis se tourna, donnant le dos à Paris, et se dirigea vers la balustrade du café. Il longea la barrière menant vers l’intérieur, puis prit le couloir à droite pour déboucher sur les toilettes pour hommes. Il avait besoin de se passer de l’eau sur le visage. Il s’approcha du miroir et s’observa hâtivement. Zayn avait les yeux verts et des cheveux frisés qui volaient au vent à chaque fois qu’il courait. Sa peau était mate et son visage était parsemé de taches de rousseur. Sa mâchoire était carrée et ses épaules l’étaient tout autant. Il aurait eu fière allure s'il n’avait pas eu des traits de chérubin. Il se passa de l’eau sur le visage deux fois, puis s’essuya avec une des serviettes en papier à la disposition des clients. Il n’avait aucun remord à utiliser les produits destinés aux clients lorsqu’il était en pause.
Il prit son téléphone à la hâte, dans l’espoir que l’une des écoles auxquelles il avait postulé lui avait laissé un message sur sa boîte e-mail. Au lieu de cela, il sursauta en voyant qu’il avait été appelé deux fois de plus par un numéro commençant par zéro neuf : il avait été appelé dix fois au total aujourd’hui par des numéros indésirables. S’était-il inscrit sans s’en rendre compte à un site frauduleux sur Internet ? Il n’en avait aucune idée. Au moment où il décida de sortir des toilettes, encore surpris par cette agression téléphonique continue et sans fin, son téléphone sonna de nouveau. Cette fois, le choix était vite fait, il décida de répondre au téléphone :
— Monsieur Mistrot, enfin ! C’est de nouveau nous… Nous sommes désolés d’insister à ce point, mais il ne reste que peu de temps avant la rentrée. Il est impératif que vous…
Cette fois, Zayn ne put se contraindre à rester calme, il coupa agressivement :
— Que voulez-vous de moi ? Je ne suis pas intéressé par votre école de charlatans.
— Monsieur Mistrot, vous faites erreur, répondit la voix calmement. Notre école n’est pas une école de charlatans. Ce n’est qu’un… Comment dire… Notre école n’est que la partie visible de l’iceberg. Vous vivez encore dans le monde normal, vous n’avez pas idée de ce que vous ratez…
— Bonne soirée, ne rappelez plus !
Il avait beau avoir raccroché au nez de la personne, il ne pouvait nier que celle-ci avait piqué sa curiosité : le monde normal. À quoi faisait allusion la personne ? Existerait-il un monde paranormal ? Une autre dimension peut-être ? Il avait entendu parler pendant ses années de lycée de ces sociétés secrètes qui vivaient dans l’ombre des immeubles parisiens. Tout ceci était impossible, c’était une mauvaise blague. Il avait affaire à une société qui essayait de vendre ses produits à tout prix, quitte à embobiner leurs clients dans une histoire gargantuesque. Ces interlocuteurs avaient une approche commerciale de très mauvais goût, il devrait peut-être changer de numéro pour avoir la paix. La boutique SFR était sur sa route vers la rue du Pont Geignant, changer son numéro ne prendrait pas plus d’un quart d’heure. Il n’aurait pas de grand regret à changer de numéro de téléphone puisque la seule personne susceptible de le contacter était Antoine et… zut… les écoles de commerce et universités pour la rentrée, il les avait complètement oubliées. Zayn jura et frappa du pied la poubelle argentée au pied de la porte. Il ne pouvait pas changer son numéro sans risquer de rater les appels des universités, il était contraint de supporter ces appels jusqu’au mois de septembre ou du moins jusqu’à ce qu’ils décident de trouver un autre pigeon prêt à gober tout cru leurs histoires à dormir debout.
Zayn sortit des toilettes et se dirigea vers la table à laquelle il était assis avec Antoine. Il s’assit, souffla un coup, décida de passer sous silence l’appel téléphonique et annonça à Antoine qu’il allait rentrer. Il écourta les au revoir, tapota le dos de son ami et promit qu’il repasserait pendant l’été pour reprendre un café, il promit même de goûter aux tartes qu’Antoine avait commencé à préparer sur son temps libre. De retour sur la ligne de métro, Zayn acheta une barre de chocolat et la grignota en attendant son train. Son cerveau était en ébullition, réfléchissant à toute vitesse tout en se rappelant régulièrement que la magie n’existait pas et que tout cela n’était qu’un non-sens destiné à lui faire perdre son temps. Il ne lui restait plus qu’un jour pour préparer son admission, il devait s’enfermer et réviser sans arrêt en passant en revue l’ensemble des courants économiques qu’il avait étudiés, les dernières tendances boursières, le nom des grands patrons du CAC 40 ainsi que celui des dernières start-ups françaises ayant réussi leur lancement.
Arrivé dans sa ruelle, il sortit les clés de son appartement, entama les escaliers en chantonnant un vieil air parisien, ouvrit la porte et resta bouche bée en trouvant trois lettres sur son parquet, déposées sous sa porte. Elles portaient toutes un insigne comportant un B et un lion rugissant. Le postier ne passe que le matin, quelqu’un s’était donc dérangé pour arriver jusqu’ici et déposer le courrier. Sans même réfléchir, il ouvrit une lettre et lut :
"Cher Zayn Mistrot,
Nous avons essayé de vous joindre toute la journée afin de vous annoncer une nouvelle sans précédent. Vous avez été accepté à la prestigieuse académie de Barbelle, située en province française. Notre académie est une école de magie qui existe depuis le IXe siècle. Nous y dispensons les spécialités les plus importantes en vue d’éduquer les jeunes Sorciers, Mages et Enchanteurs qui souhaitent nous rejoindre. Notre université compte parmi les plus connues du monde de la magie, et c’est pour cela que nous accueillons parmi nos rangs les élèves souhaitant devenir Spadassins, Paladins et Éclats. Vous devez l’ignorer, mais nous comptons parmi les six seules écoles du monde pouvant se permettre de dispenser des cours dans l’ensemble de ces spécialités.
Nous aimerions organiser une entrevue avec vous très bientôt afin de vous proposer de commencer vos cours en septembre. Il ne reste plus qu’un mois avant le début de la première année, qui est une année de tronc commun. À l’issue de la première année, nous aurons eu assez de temps pour connaître vos prédispositions et vous envoyer vers la spécialité qui fera de vous un citoyen actif de Terre Magique.
Étant orphelin, nous vous attribuons une bourse pour votre première année, dont une partie est en monnaie de sans-don et une autre en monnaie magique : le centière. Vous disposerez d’un total de 1000 euros et 3500 centières par mois. Bien entendu, cette bourse est destinée à ceux et celles qui le méritent ; elle ne sera pas automatiquement réattribuée à l’issue de la première année à Barbelle. Bien que l’entrée dans le monde magique puisse être quelque chose de formidable, il est conseillé à ceux et celles qui ont grandi parmi les sans-dons, comme vous, de garder une attache dans le monde ordinaire. C’est pour cela que nous vous conseillons de garder votre appartement au 17 rue du Pont Geignant à Paris.
Un doué viendra vous rendre visite incessamment sous peu afin de vous donner le choix une dernière fois. Notre offre n’est pas moins qu’une simple invitation ; le choix vous reviendra de décider si oui ou non vous voulez faire partie de cette grande aventure. Nous vous offrons la possibilité de compter parmi ceux qui entreprennent des merveilles et virevoltent entre les grandes villes magiques de ce monde et d’autres. Si vous décidez de nous rejoindre, nous nous occuperons d’annoncer à vos connaissances que vous avez décidé de poursuivre vos études à l’étranger et que vous n’habitez plus sur le territoire français.
Humblement vôtre,
Le grand lion de Barbelle"
Zayn reposa la lettre sur son espace de travail, ouvrit les deux autres dans l’espoir que celles-ci soient différentes et que le grand lion de Barbelle lui avait laissé un autre message. Il était assoiffé, il ne pouvait plus se le cacher : un monde magique, une école cachée dans les provinces françaises, des mages, des enchanteurs, et des Éclats, et Dieu seul savait ce qu’était un Éclat. Son moi rationnel combattait son moi rêveur : la magie n’existait pas, enfin… si seulement… Il s’assit un instant, puis finit par s’allonger, son corps ne pouvant supporter le poids de la bataille qui faisait rage. D’un côté, il ne pouvait se permettre de s’imaginer brandir une baguette magique et de l’autre, l’idée qu’un monde magique se cachait juste sous ses yeux provoquait en lui un torrent d’émotions insaisissables : joie, excitation, fierté, peur, déboussolement, hésitation, hâte…
Il n’y avait qu’une seule solution : attendre que son visiteur secret arrive chez lui. Zayn était mal à l’aise à l’idée d’ouvrir la porte à un inconnu qui savait tout de sa situation personnelle. Le grand lion savait qu’il était orphelin, qu’il vivait au 17 rue du Pont Geignant et qu’il filtrait volontairement leurs appels. C’en était malaisant de penser que tout cela pouvait être une blague de mauvais goût avec des charlatans doués en espionnage. Tout son bon sens lui indiquait qu’il fallait les ignorer et contacter la police, que c’était peut-être eux hier soir qui l’espionnaient à travers la fenêtre, qu’il courait peut-être un danger d’enlèvement, et pourtant, malgré tous ces indicateurs, Zayn décida de ranger ses lettres dans sa table de chevet, de faire le ménage dans son appartement jusqu’à tard le soir en vue de recevoir son visiteur secret, et de s’asseoir sur le lit en tailleur. Son téléphone était branché sur le chargeur, et il le guettait tous les quarts d’heure dans l’attente d’un appel du fameux numéro en zéro neuf. Il regrettait maintenant d’avoir raccroché deux fois au nez de la dame qui lui avait si gentiment parlé. Il aurait pu au moins lui faire la conversation dans le but de la faire parler et de déceler si elle était saine d’esprit ou complètement folle à lier, ce qui était probablement le cas.
Zayn était pris dans les méandres de son imagination, et ses pensées allaient des sorcières volant sur des balais aux agents d’une organisation secrète qui enlevaient les jeunes dans le but d’effectuer des tests scientifiques sur leurs victimes. Et c’est ainsi que Zayn s’endormit avec la lumière allumée, les volets et la fenêtre grands ouverts, dans l’espoir que la silhouette d’hier réapparaisse.
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